Lola reposa les ciseaux sur la table. Elle referma le journal et le plia en quatre. C’est à ce moment-là qu’elle perçut quelque chose d’anormal. Quoi ? Un détail. Juste un infime changement dans la qualité de la lumière, tel un nuage traversant le ciel. La jeune fille leva alors la tête vers la fenêtre et, de surprise, de frayeur, faillit pousser un cri. Elle demeura bouche ouverte, figée, littéralement paralysée par le regard de l'homme qui la fixait à travers les carreaux. Un homme, vraiment ? ... L'inconnu avait la carrure d'un ogre. Sa large face ronde était collée à la vitre. Insensible à la pluie qui lui plaquait les cheveux sur le front et ruisselait en gouttes épaisses le long de ses joues, il la scrutait avec des yeux de loup. Lola fut secouée d'un frisson. Ce qu'il fallait avant tout, c'était échapper à ce regard. Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et s'éloigna en s'efforçant de ne pas courir. Une fois sortie de la pièce où elle était, elle referma la porte de celle-ci et tourna le verrou. Elle attendit, adossée à la porte, jusqu'au moment où elle entendit une des fenêtres se briser. La bête en avait cassée une pour rentrer à l'intérieur de la maison. Lola, apeurée, courut à travers le salon, ouvrit le porte-fênetre coulissant puis s'échappa. Dehors, il continuait à pleuvoir des cordes. Était-ce un voleur ? Ou pire, un tueur ? Lola se questionnait pendant qu'elle courait. Sur le trottoir, elle aperçut un arrêt de bus puis alla s'y abriter. Ses parents n'étaient pas là. Un individu était en train de rôder dans sa maison. Elle n'avait pas son téléphone portable sur elle pour prévenir la police et devait parcourir les vingt kilomètres qui séparaient sa maison du poste de police, situé à Marseille . Il n'y avait pas de bus car ils étaient tous en grève. Que de malheurs aujourd'hui ! Après s'être assise au banc de l'arrêt de bus pour s'y abriter, Lola alla en direction de la ville. Après plusieurs kilomètres de marche, elle arriva à Marseille. Avec la pluie, il était très dangereux de traverser la route ; les voitures ne pouvaient pas voir les piétons. Lola s'empressa de traverser la route. Quand soudain, une voiture, les phares éteints, arriva rapidement sur Lola. La jeune fille eu un sursaut d'adrénaline. Elle courut aussi vite qu'elle pu, essayant d'échapper au danger. La voiture tenta de fréner à temps, mais trop tard ! Elle percuta Lola qui fit un vol plané de plus de dix mètres. Quelques secondes avant de s'évanouir, elle observa la voiture qui l'avait percuté : c'était une ambulance. « - Elle est en train de se réveiller ! dit un infirmier. - Elle a eu de la chance de survivre, on est fragile quand on est jeune - Lola avait 11 ans -, dit une infirmière. - Mmh... qu'est-ce qui ce passe... où suis-je ? dit Lola, comme si elle avait été inconsciente durant plusieurs jours. - Vous êtes à l'hôpital de la Timone, le plus grand hôpital de Marseille, mademoiselle, dit l'infirmière, avec son plus grand sourire. - Une de nos ambulances vous a percuté. Vous avez fait un vol plané de plus de dix mètres. Puis vous vous êtes évanouie. Nous sommes sincèrement désolés. Nous vous avons fait un scanner, mais rien de grave : vous avez seulement quelques ecchymoses. Pas aucune trace de cassure. Vous vous en remettrez rapidement. Comment vous sentez-vous ? demanda l'infirmier. - Ça va, répondit Lola. - Bien. Vous pourrez sortir demain, après une bonne nuit de sommeil. » Le lendemain, Lola pu sortir de l'hôpital, à dix heures. Elle marcha jusqu'au poste de police situé deux kilomètres plus loin. La jeune fille passa par un dédale de rues qui débouchèrent sur une longue avenue du Prado bordée de chênes, d'immeubles et de toutes sortes de magasins. Il y avait des embouteillages. Au loin, on pouvait distinguer le stade vélodrome, rénové recemment, immaculé et imposant avec son toit blanc. C'était le mois d'avril, il faisait beau, le soleil brillait comme un phare illumine la nuit, de sa lumière éblouissante. Peu de temps après, Lola arriva au commissariat de police. En voyant le grand écriteau, elle fut soudain un peu intimidée et se posait de nombreuses questions. Qu'est-ce qu'elle dirait ? Est-ce qu'on croirait à son histoire ? Lola n'en avait aucune idée. Elle n'avait jamais mis les pieds dans un tel bâtiment. La jeune fille prit une grande inspiration et finit par entrer. « - Bonjour, dit Lola, d'une petite voix. - Bonjour, mademoiselle, si vous souhaitez voir le commissaire, il faudra attendre une heure, dit la secrétaire. - Bien. » Lola alla s'asseoir dans la salle d'attente, et attendit un peu. La salle était bondée. Lola pensa que son histoire, pourtant réelle, pourrait paraître bien trop extravagante pour être crue sur parole ; la jeune fille décida finalement de partir, résolue à prendre son affaire en main toute seule. Sur le chemin du retour, elle fut un peu désorientée ; au lieu d'aller au nord-est de Marseille, elle se dirigeait vers le sud. Elle tomba alors sur l'entrée d'un grand parc, le parc Borély, où y avait des fontaines, des miroirs d'eau, un château – du même style que le Petit Trianon -, des centaines d'arbres et un étang. Lola s'y promena quelque temps. Elle s'imagina être au dix-neuvième siècle, en présence d'hommes vêtus d'une cape, de costumes à trois pièces et coiffés de chapeaux haut-de-forme ; à leurs côtés, des femmes, vêtues de belles robes, soigneusement coiffées et tenant des ombrelles. Lola se dit que la vie à Marseille devait être bien différente à l'époque. En sortant du parc, après une bonne heure de promenade et de rêverie, Lola avait réussi à oublier ses tracas pendant quelques temps. Mais elle revint rapidement à la réalité, décidant alors qu'il était temps de rentrer chez elle. Puis vint le moment où elle se rappela de l'étrange inconnu qui l'avait fixé depuis la fenêtre de son domicile. Elle n'avait aucune envie de le croiser. Lola parvint à se ressaisir et à s'armer de courage. Elle voulut prendre le métro mais n'ayant pas d'argent sur elle, elle décida de passer les portiques de sécurité. Comme elle était mince, elle parvint à se faufiler entre deux portes, l'estomac noué par la crainte de se faire prendre en flagrant délit. Qu'arriverait-il à la jeune fille si celle-ci se faisait attraper en train de frauder ? Une amende lui coûterait toutes ses économies et elle se ferait sévèrement gronder par ses parents, eux qui lui interdisent de se balader dans une grande ville toute seule. Malheureusement, un agent de sécurité l'avait repéré et l'interpella : "Hé! Toi, là-bas !" Une fois le portique franchit, Lola se mit à courir le plus vite possible et atteignit les portes d'un métro alors que celui-ci venait à peine d'arriver à la gare. Lola bondit du quai et réussi à s'insérer dans la foule de passagers. L'agent de sécurité débarqua trop tard sur le quai. Les portes se fermèrent devant lui et le métro redémarra ; Lola aperçut le regard foudroyant de l'agent avant que le métro ne s'enfonce dans les ténèbres du tunnel. Dans le véhicule, Lola se détendit un peu. Les gens étaient tranquilles, assises ou debouts, jouant sur leur téléphone ou lisant le journal. Mais Lola ne tarda pas à sentir une présence dérangeante. Sur l'un des bancs du métro, un homme assez imposant lisait son journal, il était habillé d'un imperméable gris et coiffé d'un chapeau de la même couleur. Il était trapu et faisait plus de deux mètres de haut, ressemblant plus à un géant qu'à un être humain. Il tourna la tête puis fixa Lola avec des yeux de loup. Lola eut un sursaut ."C'est l'inconnu ! Comment a-t-il pu me retrouver ?'' Se croyant en plein cauchemar, Lola recommença à courir à toutes jambes, traversant d'un bout à l'autre la rame de métro. ''Ça n'en finira jamais !'' Que voulait cet homme à Lola et comment savait-il à quel endroit elle se trouvait précisément ? Pouvait-il se téléporter ? Ces pensées traversèrent l'esprit de Lola alors qu'elle continuait sa course desespérée. Elle jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule et aperçu l'inconnu en train de la rattraper de son pas de géant. Désormais, partout où elle irait, elle le croiserait. Le train arriva à une station puis freina dans un crissement assourdissant. Les portes s'ou- vrirent machinalement. Dès qu'elle pu sortir, Lola se précipita, suivie de l'inconnu qui sortit du train immédiatement. Il courut vers Lola comme un chien se précipite vers un chat. Pendant ce temps-là, à la sortie de la station, deux policiers faisaient leur ronde. Dès qu'ils virent la course-poursuite entre Lola et l'inconnu, ils se précipitèrent vers l'homme ; malgré leurs efforts, ils ne réussirent guère à le rattraper dans sa course. L'inconnu continuait inlassablement à courir, ne réussissant toujours pas à être à la hauteur de Lola. Enfin, les quatres coureurs arrivèrent au Prado. Lola, ne faisant pas attention au feu du passage piéton qui était rouge, continua à courir sans relâche. Une voiture débarqua au moment ou elle s'engagea sur la route. Le conducteur réagit en un instant mais son véhicule était déjà trop proche de la jeune fille et bien trop rapide. Malgré un grand coup sur la pédale de frein, le chauffeur ne parvint pas à éviter Lola. Dans le brouhaha des moteurs et des klaxons, on entendit l'impact sec du petit corps sur la carrosserie. Lola retomba sur le sol, inerte et maculée de sang. Une ambulance débarqua peu de temps après l'accident, mais il était trop tard, le pouls de Lola ne battait plus. Des obsèques eurent lieu quelques jours plus tard. Une grande foule suivit le cortège, dans un silence absolu. Le seul son que l'on pouvaient percevoir était le tintement macabre des cloches de Notre-Dame-de-la-Garde. L'homme aux yeux de loup ne fut plus jamais aperçu. Fin.