« Respectez les conditions d'utilisation » Depuis quelques minutes, je sens que quelqu'un tapote sur ma joue et qu'on m'appelle d'une voix qui me paraît être à des kilomètres. Mes yeux sont fermés et j'ai un mal de tête épouvantable. La voix insiste : « Jeune homme ! Réveillez-vous bon sang ! ». Mes paupières daignent enfin s'ouvrir et j'aperçois une silhouette floue juste au-dessus de mon corps allongé sur le sol terreux. Il me faut plusieurs secondes pour voir à peu près net et je fais un gros effort pour m'asseoir. Tout mon corps me fait souffrir. Je réalise que je suis assis sur l'allée en terre qui longe mon jardin, près de ma boîte aux lettres. Je possède un terrain immense et dépourvu de voisinage. Deux policiers se tiennent à mes côtés, un troisième est agenouillé près d'un carton assez volumineux et semble en inspecter le contenu. Je suis encore sonné, mais en apercevant ce carton je me rappelle soudain tout ce qu'il s'est passé. Je sens mon visage rougir et les larmes me montent aux yeux. Mais l'homme qui m'a réveillé ne me laisse pas le temps de geindre et commence à me dire d'un ton qui n'admet pas de réplique : « Jeune homme, nous vous avons trouvé inconscient sur le bord du chemin alors que nous passions dans le quartier. Vous avez sûrement dû vous taper la tête par terre en perdant connaissance car vous avez une grosse bosse sur le crâne. Nous avons aussi trouvé ce carton suspect près de vous », dit-il en pointant la boîte du doigt, « nous avons besoin que vous nous racontiez tout ce qu'il s'est passé dans les moindres détails. Mais d'abord, dites-nous votre nom et votre âge, je vous prie. ». J'obéis. « Je m'appelle Steven et j'ai 17 ans. La propriété dans laquelle vous vous trouvez est celle de mes parents, ils sont partis un mois en voyage dans les îles. J'ai donc la maison pour moi tout seul pendant ce temps-là. » « Il y a deux jours, je m'ennuyais et j'ai décidé de traîner sur Internet. Rien de palpitant, mais soudain une fenêtre pop-up d'un rouge éclatant s'est ouvert sur mon ordinateur. Un message en gros caractères noirs était inscrit en plein milieu de l'écran : ''Félicitations, vous-êtes parvenu à trouver notre site !''. J'ai l'habitude de tomber sur des pop-up alors j'ai d'abord essayé de le fermer, mais il restait affiché. J'avais trop mal aux yeux et j'ai commencé à cliquer partout sur l'écran. Je voulais à tout pris clore cette satanée fenêtre. Comme je cliquais sur le fond rouge, un autre message apparut en gros caractères noirs en plein milieu de l'écran : ''Pour vous récompenser, laissez-nous vous offrir quelque chose''. J'ai commencé à rire nerveusement. Décidément, cet affichage commençait à devenir dérangeant et j'étais en train de perdre mon temps. » « J'ai tout de même décidé de continuer à faire défiler les pages pour voir jusqu'où l'arnaque pouvait aller. À ma grande surprise, la phrase suivante disait : ''Mais avant tout, LISEZ ATTENTIVEMENT LES CONDITIONS D'UTILISATION''. J'étais maintenant sûr qu'il ne s'agissait pas d'un pop-up ordinaire. Curieux, je cliquais encore et découvris ce fameux règlement : en fait, on pouvait commander gratuitement toutes sortes d'objets chez nous, il suffisait seulement d'entrer le nom du cadeau qu'on souhaitais recevoir. Par contre, l'utilisateur n'avait droit qu'à cinq commandes. » « Une ligne se démarquait des autres de par sa grande taille et indiquait : '' Attention, ne commandez pas de personnes ou d'argent''. Ah. Le reste du laïus comportait les règles banales : pas de copyright, tous droits réservés, etc. Je me suis empressé de cocher la case ''J'ai lu et j'accepte les termes des conditions d'utilisation''. Alors, la fenêtre a affiché le même fond rouge vif avec cette fois-ci une barre de recherche au centre. J'ai encore eu des doutes sur la crédibilité de ce genre de site mais j'étais maintenant tellement excité à l'idée de faire ma première ''commande'' que j'ai rapidement cédé à la tentation. » L'autre policier à côté de moi prend brusquement la parole : « Avez-vous relevé un quelconque nom donné à cette fenêtre pop-up ? ». Je fais non de la tête ; je ne me souviens pas avoir aperçu autre chose que ce fond rouge et ces caractères noirs. Le premier homme essaie de contenir un gloussement. Je devine qu'il doit se dire en son for intérieur : « Mon dieu cette jeunesse, quelle naïveté, quel manque d'observation ! ». Perturbé par cette réaction, je reprends tout de même mon récit. « J'ai donc fait immédiatement ma première commande. Je voulais d'abord faire une sorte de test pour éviter toute déception si jamais il ne s'agissait vraiment que d'une arnaque. J'ai donc tapé ''stylo'' dans la barre de recherche et j'ai appuyé machinalement sur Entrée. Le mot s'est alors effacé. Et si le système ne fonctionnait pas ? En soupirant profondément, je me suis rendu compte qu'il était déjà très tard et que je devais aller me coucher. J'ai alors essayé une dernière fois de fermer la fenêtre pop-up, et à mon grand étonnement j'ai réussi. Mon écran affichait mon navigateur et mes onglets, tout ce qu'il y a de plus normal. J'ai éteint mon ordinateur et je me suis rapidement couché, un peu déçu mais surtout bouleversé par cette étrange découverte. » « Le lendemain, je me réveillai vers 11 heures et je ne me souvenais plus de ce qu'il s'était passé la veille. Je descendais comme d'habitude à la cuisine pour me préparer le petit-déjeuner. Après avoir pris ma douche et m'être habillé, je suis sorti dans l'allée pour aller voir s'il y a avait du courrier qui m'attendait. Parmi les nombreuses factures et publicités que je trouvais dans la boîte aux lettres, j'ai vu une petite enveloppe en papier kraft. En la prenant, je n'ai découvert que l'inscription ''Première commande'' sur le dos de l'enveloppe marron. Intrigué, je l'ai ouverte et j'en ai sorti un stylo bleu tout simple. Un frisson me parcourut l'échine et tout me revint soudainement en mémoire. La page web n'était donc pas une arnaque ! Ça marchait vraiment ! J'étais à la fois très enthousiaste et effrayé : je n'avais pas eu à donner mon adresse ni un quelconque nom, alors comment les prétendus gérants de ce système avaient pu me trouver ? Attendez, je sais très bien ce que vous allez me dire, messieurs les policiers : les malfaiteurs ont de nos jours de sacrées techniques… mais tout cela reste quand même flou pour moi, enfin bref, ce n'est pas la question. J'étais donc quand même heureux de savoir qu'un tel système de commande gratuite existait, c'était génial ! En contemplant le stylo, j'ai eu soudainement en tête l'image de mon ex petite amie, Sarah. Le bleu était sa couleur préférée et ça m'a fait penser à elle. Sarah a déménagé avec ses parents il y a maintenant longtemps… j'ai fait de nombreux efforts pour rester en contact avec elle, mais ce n'était pas réciproque et on a fini par ne plus se parler ni se voir du tout. Malgré tout, je dois avouer que… hum… que je l'aimais encore. » . Je sens mes joues s'empourprer alors que je prononce ces mots. J'évite le regard des deux policiers qui doit certainement être sarcastique et je reprend mon histoire. « Vous allez trouver ça bête, mais j'ai décider de… commander Sarah. Je me suis rué sur mon ordinateur. Quelques minutes après avoir ouvert mon navigateur, la fenêtre pop-up rouge s'est ouverte : ''Il vous reste quatre commandes à faire.''. Juste après ce message, la barre de recherche apparaissait de nouveau. Sans attendre, j'ai tapé fébrilement sur mon clavier le nom de Sarah ainsi que son adresse, puis j'ai appuyé sur Entrée, surexcité. Ce que je venais d'écrire a alors disparu, mais je ne suis pas inquiété parce que je savais maintenant comment le système fonctionnait. Par contre, je me doutais que j'allais devoir attendre jusqu'au lendemain matin. J'ai donc passé le reste de la journée dans une grande impatience. » « Au matin, je me suis empressé de me lever et de descendre dans le hall d'entrée de ma maison. J'étais persuadé que Sarah se trouverait derrière la porte, sur le seuil, attendant que quelqu'un lui ouvre. J'ai ouvert la porte en grand et j'ai remarqué avec déception qu'elle n'était pas encore là. Puis je me suis dit qu'après tout, elle avait peut-être du retard. Je me suis donc dirigé vers la cuisine pour prendre mon petit-déjeuner. ». Quand je prononce ces mots, des frissons d'adrénaline me parcourent le corps, les même frissons que j'avais pendant que j'attendais la venue de Sarah. Je viens de remarquer que les deux policiers à qui je raconte mon histoire commencent à fermement s'ennuyer, mais je vois bien qu'ils n'osent plus me couper la parole ; de toute façon, ils m'ont demandé de tout leur raconter en détail, c'est ce que je fais. « Puis j'ai fait ma toilette, et voyant que Sarah n'était toujours pas arrivée, je suis allé chercher le courrier habituel pour me changer un peu les idées. En arrivant au bout du chemin, j'ai commencé à sentir une drôle d'odeur en direction de la boîte aux lettres. Je m'en suis approché et j'ai découvert un colis imposant au pied de celle-ci, trop gros pour rentrer dans la boîte. Je me suis penché pour mieux voir l'inscription qui se trouver sur le colis et j'ai lu ''Deuxième commande''. J'ai senti mon cœur rater un battement, mais sous l'effet de l'adrénaline j'ai couru chercher un cutter et j'ai ouvert le colis. ». Les larmes me montent à nouveau aux yeux et cette fois je les laisse rouler sur mes joues. Je sens ma gorge se nouer. Je fais un dernier effort pour faire connaître la fin de cette histoire et je déglutis bruyamment en posant mon regard sur le carton un peu plus loin. « Ma Sarah tant attendue était bien arrivée, mais dans un sac en plastique… j'ai vu ses longs cheveux bruns qui dépassaient du tas de morceaux de chair sanglants et je me suis emparé du petit bout de papier qui accompagné cet affreux contenu. Juste avant de m'évanouir, j'ai pu y lire : ''Vous n'avez pas respecté les conditions d'utilisation. »